Au delà de la connaissance que l’on peut avoir du monde, les chemins que l’on se donne pour parvenir à en constituer une sont fondamentaux : quelles catégories forger pour décrire le réel ? Dans un champ de savoir donné, qu’est-ce qui fait autorité (et donc est reconnu comme légitime) ? Qu’est-ce qui constitue un objet d’étude pertinent ? Qui est l’auteur de l’énonciation du discours savant ? Dans quel but ? Longtemps donnée pour objective, la connaissance est toujours, inévitablement, le produit d’une série de choix, qui sont autant de chemins empruntés au détriment d’autres. L’épistémologie explique le monde, mais contribue aussi forcément à le construire.
Cette tendance apparaît de façon évidente avec l’émergence des principales minorités historiques –celles que l’Histoire a minoré- qu’ont été les femmes, les minorités sexuelles ou les groupes colonisés et, à l’intérieur de ces derniers, les femmes des communautés colonisées. Des civilisations et des cultures dominées par les hommes se sont imposées partout sur la planète. En exerçant un contrôle sur les instances politiques de pouvoir comme sur la production du savoir, les hommes ont installé, à terme, une matrice patriarcale et hétéronormative, qui a longtemps conditionné et reproduit le social en garantissant la permanence des groupes dominants. Au XVe siècle, une série de changements concomitants se produisent au niveau planétaire, ils conduisent à l’installation de ce que Walter Mignolo qualifie de « matrice coloniale du pouvoir ». Pour de nombreux intellectuels issus de la pensée décoloniale, l’arrivée des Européens en Amérique crée en effet les conditions pour qu’émerge le système capitaliste, de même qu’elle constitue le point de départ de la mise en place d’une « matrice coloniale du pouvoir », qui ne cessera d’être renouvelée par la suite. Dans le récit de la modernité, qui pour Mignolo va de pair avec la logique de la colonialité, l’énonciation du savoir se construit ainsi elle-même comme centre, dans un processus d’invention qui fait des terres et des êtres humains situés hors de sa sphère une extériorité, en les marquant d’une double différence, spatiale et temporelle. C’est à cette opération épistémique que Frantz Fanon fera allusion avec sa célèbre métaphore des « damnés ».
L’épistème décolonial remet ainsi en cause le concept même d’universel, qui se construit dès les XVe-XVIe siècles en se fondant sur la colonisation de l’espace et du temps. Longtemps, ce dernier marquera les esprits et longtemps, malgré les combats menés par les femmes européennes dès le XVIIIe siècle, il restera blanc et masculin. L’implantation de la rhétorique de la modernité va donc de pair avec une logique de la colonialité, qui ne commencera pas à être explicitement nommée avant le XXe siècle, par des intellectuels tels qu’Anibal Quijano ou Frantz Fanon, et par des initiatives institutionnelles telles que la Conférence de Bandung de 1955. L’idée que, dans le cadre du modèle de pouvoir établi par la colonialité, une seule épistémologie a phagocyté la planète s’impose alors dans des secteurs de la société civile, du monde académique et même de la représentation politique. Dans tous ces milieux, l’idéal de pluri-versalité proposé par la pensée décoloniale a aujourd’hui sa place.
L’extrême diversification des discours et des savoirs est aujourd’hui une réalité. La préoccupation décoloniale, dont la question épistémologique est une des facettes, sous-tend les mouvements sociaux dans bien des latitudes du globe. Politiquement, un mouvement vers la pluri-versalité s’amorce ainsi, complexifié par la récupération du discours décolonial, que l’on peut parfois observer au sein de mouvements que seule l’opportunité d’exercer la force à une pareille échelle semble éloigner de l’obtention d’un résultat similaire. Par ailleurs, au sein de la propre matrice européenne/nord-américaine, sur le terrain économique et dans un monde globalisé, le poids des enjeux sous-tendus par la production du savoir se fait de plus en plus visible dans ce monde globalisé. La bataille légale engagée en Europe autour de la pertinence du renouvellement de l’autorisation d’utilisation du glyphosate, qui avait été déclaré probable cancérigène par l’OMS, a été un des derniers événements polémiques à le rendre visible. Ce débat en actualise néanmoins d’autres, qui se tiennent en sourdine depuis plusieurs décennies, notamment dans les domaines économiques ou agroalimentaires. Une partie de la société civile signale de façon récurrente que le peu de représentativité qu’ont certains enseignements dans les organismes officiels de formation, tels que les techniques de l’agriculture biologique ou les théories émanant de l’économie solidaire, constitue de fait un choix d’orientation.
Si, dans bien des domaines, notre monde contemporain avance à différentes vitesses, cela se vérifie également pour ce qui est de la production du savoir. Depuis plusieurs décennies, les pays de la périphérie économique intègrent ainsi à leurs réflexions académiques la question de la place que peut prendre l’épistémologie dans la reproduction du pouvoir en place. De plus, en Europe et aux Etats-Unis, nombre d’instituts indépendants ont émergé des mouvements sociaux et de la société civile, diversifiant l’offre traditionnelle liée à la militance historique et proposant de nouvelles sources alternatives de savoir. Finalement, comme il ne pouvait en être autrement dans le monde globalisé, les grandes entreprises financent aussi bien des organismes de recherche universitaires que des entités de recherche propres. Une très importante diversification dans la production du savoir se met ainsi en place, dans laquelle l’extrême conscience de l’instance énonciatrice semble de plus en plus fondamentale pour un accès à l’information qui soit capable d’envisager au plus près la totalité des possibles.
Quel est le rôle de la recherche institutionnelle dans ce monde presque borgésien où les sentiers bifurquent et se multiplient ? Quel rapport doit-elle entretenir vis-à-vis des organismes de recherche émanant tant de la société civile que du monde de l’entreprise ? Comment aborder la production scientifique et la préoccupation éthique dans un monde où l’imbrication des discours rend de plus en plus évident que l’objectivité est et demeurera un but inaccessible ? Où situer la limite entre l’exercice d’un scepticisme rigoureux et le non questionnement d’une pensée hégémonique ?
Pour aborder ces questions, nous proposons les axes suivants :
L’approche étant avant tout interdisciplinaire, les perspectives émanant des prismes de la philosophie, des sciences techniques, des sciences de la nature et de l’environnement, de la sociologie, de la critique littéraire, de la narratologie, des sciences de la communication, de la médecine ou de la psychologie seront bienvenues.
Les propositions de communications devront parvenir au comité d’organisation à l’adresse production-du-savoir@unice.fr au plus tard le 1 décembre 2018.
Les propositions devront comporter le nom et le prénom, le titre, un résumé de la communication d’environ 300 mots et une brève notice biographique.
Les frais d’inscription sont de 40 euros (chercheurs titulaires ; chercheures indépendants) ou 30 euros (doctorants) et seront à régler après l’acceptation de la communication par le comité scientifique.
Les communications feront l’objet d’une publication dans le deuxième volume de la collection Nouveaux Imaginaires lancée en décembre 2017 par notre équipe, sur le modèle de l’épi-collection.
Durée des communications 20mn
Jeudi 19 septembre 2019
Vendredi 20 septembre 2019
Le colloque se tiendra les 19 et 20 septembre 2019. Pour toutes informations, merci d'envoyer un email à production-du-savoir@unice.fr